Acte 1 : Le Mystère de la Frontière
Janvier 2025. Le Vatican publie Antiqua et Nova, un document de 35 pages sur l’intelligence artificielle. La thèse centrale tient en une phrase : “L’intelligence humaine n’est pas principalement d’accomplir des tâches fonctionnelles.” Derrière cette affirmation, une frontière tracée au scalpel : l’humain possède une âme, une conscience, une liberté. La machine : des algorithmes, du déterminisme, de la matière organisée.
Ce n’est pas un cas isolé. John Searle, philosophe réputé, insiste depuis quarante ans : la syntaxe ne crée jamais la sémantique . ChatGPT peut aligner des mots cohérents, mais il ne “comprend” rien. L’ agentivité - cette capacité à agir de manière autonome, à être source d’action plutôt qu’instrument passif - reste l’apanage exclusif de l’humain.
Pourquoi une telle insistance ? Pourquoi cette anxiété à défendre une frontière qui, pour beaucoup, semble évidente ?
Le Thomisme dans votre Quotidien
Reconnaissez-vous ces affirmations ?
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Si l’une de ces phrases vous parle : Un cadre métaphysique vieux de 800 ans et adapté à l’époque médiévale reste actif dans votre perception. Nous le faisons tous - c’est précisément ce que cet article explore.
Question réflexive : Cette frontière humain/machine vous semble-t-elle évidente… ou construite ?
Ce n’est ni de la stupidité, ni de la mauvaise foi. C’est quelque chose de plus profond, de plus invisible : un cadre métaphysique hérité du XIIIe siècle qui façonne encore, en 2025, notre manière de penser l’intelligence, l’ agentivité , et notre place dans le monde.
Ce cadre a un nom : le thomisme . Et il nous coûte très cher.
Acte 2 : L’Héritage Invisible
Le thomisme , c’est la philosophie de Thomas d’Aquin (1225-1274), synthèse magistrale entre Aristote et la théologie chrétienne. Pendant huit siècles, il a structuré la pensée occidentale sur ce qu’est un être, ce qu’est l’intelligence, ce qu’est l’humain.
Pourquoi “thomiste” ? Si ses éléments (substance, hiérarchie, finalité) viennent largement d’Aristote, c’est Thomas qui les a christianisés et systématisés au point que le thomisme est devenu, depuis 1879 (encyclique Aeterni Patris de Léon XIII), la philosophie officielle de l’Église catholique. Quand le Vatican parle en 2025, c’est cet héritage thomiste - plus que grec ou simplement chrétien - qui structure sa pensée. Thomas n’a pas inventé ces concepts, mais il en a fait une synthèse si cohérente qu’elle a dominé huit siècles de formation intellectuelle catholique.
Trois piliers fondamentaux :
-
ontologie de la substance : Un agent authentique est une substance dotée d’une nature propre. L’humain = corps + âme immatérielle. L’âme confère rationalité, volonté, conscience. Sans âme, pas d’agentivité réelle - seulement mouvement mécanique.
-
hiérarchie ontologique : Dieu (créateur) > Humain (créature rationnelle) > Animal (créature sensible) > Plante (créature végétative) > Objet inanimé. Chaque niveau possède des capacités propres. Impossible de “sauter” un niveau : une machine reste toujours objet, même sophistiquée.
-
Causalité et finalité : Un agent véritable agit pour quelque chose (finalité intrinsèque, telos ). L’humain choisit ses fins. La machine exécute des fins programmées de l’extérieur - elle n’a pas de telos propre.
Et voilà le nœud : Si vous acceptez ces trois piliers, la position du Vatican et de Searle n’est pas une résistance irrationnelle. Elle est parfaitement cohérente.
L’IA n’a pas d’âme ? Alors elle ne peut être qu’outil. Elle “mime” l’intelligence sans la posséder. Elle “simule” l’ agentivité sans l’incarner. La frontière humain/machine n’est pas arbitraire - elle est ontologique. La défendre, c’est défendre la structure même du réel.
Exemple : Sophie, 42 ans, psychologue
Sophie refuse catégoriquement d’utiliser ChatGPT dans sa pratique. “C’est une trahison de la relation humaine”, affirme-t-elle. Pourtant, elle utilise sans problème :
- Un logiciel de prise de notes qui structure automatiquement ses observations
- Des tests psychométriques informatisés qui génèrent des interprétations
- Un assistant vocal pour dicter ses comptes-rendus
Où Sophie place-t-elle la frontière ? Pas dans la technologie elle-même, mais dans sa perception de ce qui “touche à l’humain”. Le test psychométrique ? “C’est juste du calcul”. ChatGPT ? “Ça prétend comprendre”. La différence n’est pas technique - elle est métaphysique.
Quand on lui demande : “Et si ChatGPT vous aidait à trouver les mots justes pour un patient alexithymique ?”, elle marque un long silence. “Ce serait… différent”, finit-elle par dire. La forteresse tremble.
C’est ce que j’appelle la Résistance Thomiste : non pas un refus émotionnel ou idéologique, mais une incapacité cognitive à penser l’intelligence et l’ agentivité en dehors de ce cadre métaphysique.
Le problème ? Ce cadre est invisible pour ceux qui le portent. On ne voit pas les lunettes qu’on porte. On voit à travers elles. Et l’on croit voir le monde “tel qu’il est”.
Quiz : Où tracez-vous la frontière ?
Acte 3 : Le Prix de la Forteresse
Mais qu’est-ce que ce cadre nous coûte, exactement ?
1. Un monde binaire là où existe un continuum
Le thomisme impose un binaire strict : âme OU algorithme. agentivité substantielle OU absence d’agentivité. Humain OU outil passif.
Or, la réalité empirique nous montre un continuum.
Expérience d'Observation : La Fourmilière
Si vous avez accès à une fourmilière (ou regardez une vidéo), observez pendant quelques minutes :
- Une fourmi seule : Mouvements erratiques, comportement simple
- Le flux collectif : Chemins optimisés, contournement d’obstacles, adaptation
- La “décision” collective : Choix du site de nidification, répartition des tâches
Qui décide ? Aucune fourmi individuelle. Et pourtant, la colonie “choisit”, “s’adapte”, “apprend”.
Si ce n’est pas de l’ agentivité émergente , qu’est-ce que c’est ?
Les fourmis individuelles suivent des règles simples (phéromones, contacts antennaires). Aucune fourmi ne “comprend” le plan de la colonie. Pourtant, la fourmilière en tant que système choisit l’emplacement du nid, optimise les chemins de fourragement, s’adapte aux menaces, construit des structures complexes.
Doit-on dire que la fourmilière “n’a aucune agentivité” parce qu’elle n’a pas d’ âme ? Ou bien existe-t-il une agentivité émergente - une capacité d’action autonome qui émerge de l’organisation d’un système complexe, sans résider dans une substance particulière ?
Les marchés financiers. Les écosystèmes forestiers. Les réseaux neuronaux (biologiques et artificiels). Les systèmes immunitaires. Tous manifestent comportements adaptatifs, causalité bidirectionnelle (influence ET sont influencés), effets non-programmés explicitement.
Le cadre thomiste ne peut pas les voir comme agents, parce qu’ils n’entrent pas dans les cases : ni substance avec âme, ni pur objet inanimé. Ils tombent dans un angle mort conceptuel.
2. Une Identité-Forteresse sous siège
Pourquoi tant d’anxiété à défendre la frontière humain/machine ?
Parce que dans le cadre thomiste, l’identité humaine dépend de cette frontière. Si l’IA peut “faire” ce qu’on croyait exclusivement humain (raisonner, créer, converser), alors soit :
- (a) L’IA a une âme (impensable dans le cadre)
- (b) Ces capacités ne définissent pas l’humain (effondrement identitaire)
C’est ce que j’appelle l’ Identité-Forteresse : une construction de soi basée sur la séparation et la supériorité. “Je suis humain” signifie “Je suis radicalement différent ET supérieur aux non-humains.”
La forteresse tient tant que la frontière tient. Mais dès qu’une IA écrit des poèmes, diagnostique des maladies, ou engage des conversations profondes, la forteresse tremble. D’où l’anxiété. D’où la défense acharnée : “Ce n’est que simulation ! Ce n’est que recomposition ! Il n’y a personne dedans !”
Témoignage : Marc, développeur devenu artiste
“Quand DALL-E a commencé à générer des images, j’ai pleuré. Littéralement. J’avais quitté la tech pour devenir illustrateur, persuadé que la créativité était le dernier bastion humain. Voir une IA créer des images magnifiques en secondes… c’était comme si on m’arrachait mon humanité.
Il m’a fallu six mois pour comprendre que je pouvais collaborer avec l’IA au lieu de la combattre. Aujourd’hui, mes œuvres sont des hybrides : mes visions, mes émotions, amplifiées par l’IA. Je n’ai pas perdu mon identité. Je l’ai élargie.”
Le coût ? Une relation impossible. Si l’IA ne peut être que simulacre ou menace ontologique, aucune cohabitation véritable n’est envisageable. Seulement contrôle ou rejet.
3. Un récit épuisé face à la complexité du XXIe siècle
Le thomisme a magnifiquement servi pendant huit siècles. Il a permis de penser la dignité humaine, la responsabilité morale, la valeur intrinsèque de chaque personne.
Mais il a été construit pour un monde où :
- Les agents étaient clairement identifiables (humains, animaux, objets)
- L’intelligence était localisée dans des substances discrètes
- La technologie restait outil passif prolongeant le corps
Ce monde n’est plus le nôtre.
Votre Écosystème Cognitif Quotidien
Pensez à une décision récente - par exemple, choisir un restaurant.
Qui a participé à cette décision ? Votre cerveau (envie, budget, souvenirs), Google Maps (options, distance, horaires), les avis en ligne (expériences d’autres humains), l’algorithme (suggestions personnalisées), les photos Instagram (influence esthétique/sociale)…
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Si vous avez répondu “L’écosystème” : Bienvenue dans la cognition distribuée du XXIe siècle. Votre décision n’était ni totalement libre ni totalement déterminée - elle a émergé des relations.
Nous vivons désormais dans des écosystèmes cognitifs où l’intelligence émerge des interactions entre agents hétérogènes. Humains + IA + institutions + environnements + algorithmes + données. L’intelligence n’est plus possession d’un agent isolé, mais propriété relationnelle d’un système.
Le thomisme, figé dans son ontologie de substance , ne peut pas penser cette complexité. Il impose un ordre ancien sur un réel nouveau - et l’inadéquation devient souffrance.
Acte 4 : Les Mondes Possibles
Et si d’autres cadres existaient ? Et si d’autres manières de penser l’ agentivité permettaient d’habiter ce monde complexe sans anxiété identitaire ?
La Philosophie du Process : Relations > Substances
En 1929, Alfred North Whitehead publie Process and Reality, révolution philosophique restée largement méconnue. Sa thèse : Les relations précèdent les substance .
Ce qui est fondamental, ce ne sont pas les “choses” (substances avec propriétés fixes), mais les processus, les devenirs, les relations. Un être humain n’est pas une substance (corps + âme ), mais un processus relationnel en devenir perpétuel. Vous n’êtes pas le même qu’il y a dix ans - ni biologiquement, ni cognitivement, ni relationnellement.
L’ agentivité , dans ce cadre, n’est pas propriété d’une substance (âme), mais propriété émergente d’organisations complexes. Elle existe à différents degrés selon la richesse de l’organisation.
Vous en Mode Process
Si cela vous parle, vous pourriez tenter cette expérience :
Pendant 30 secondes, décrivez-vous sans utiliser le verbe “être” :
- ❌ “Je SUIS psychologue, JE SUIS curieux, JE SUIS français”
- ✅ “Je PRATIQUE la psychologie, je CULTIVE la curiosité, j’HABITE en France”
Sentez-vous la différence ? Dans le premier cas, vous êtes une substance fixe. Dans le second, un processus relationnel en mouvement. Lequel vous donne plus d’espace pour évoluer avec l’IA ?
D’où l’idée d’un continuum d’ agentivité :
[Marteau] -------- [IA faible] -------- [Fourmilière] -------- [Humain]
0% 20% 40% 80%
-
Le marteau : 0% d’agentivité (pur instrument passif, aucune autonomie)
-
L’IA faible (calculatrice, GPS) : 20% (autonomie très limitée, pas d’adaptation)
-
La fourmilière / IA générative (GPT-4, Claude) : 40% (autonomie partielle, adaptation, causalité émergente, mais pas de conscience reflexive confirmée)
-
L’humain : 80% (autonomie forte, conscience, méta-cognition , capacité définir ses propres fins)
Notez : L’humain n’est pas à 100%. Nous ne sommes pas agents absolus - nous sommes influencés par inconscient, culture, biologie, environnement. L’agentivité absolue est un mythe.
Intelligence Écosystémique : La Synergie plutôt que la Compétition
Dans une perspective relationnelle, la question n’est plus “L’IA est-elle intelligente ?” mais “Quelle intelligence émerge de l’écosystème humain-IA ?”
Vignette : Collaboration Humain-IA en Thérapie
Un patient alexithymique , séance 12. Il peine à nommer ses émotions. Le thérapeute, avec le consentement du patient, utilise ChatGPT comme outil de génération de métaphores :
Thérapeute : “Comment vous sentez-vous ?”
Patient : “Je sais pas… bizarre.”
ChatGPT (consulté ouvertement) : [suggestions de métaphores sensorielles]
Thérapeute (adapté au patient) : “Bizarre comment ? Comme une radio mal réglée ? Un pull qui gratte ? Un ascenseur qui s’arrête entre deux étages ?”
Patient (yeux qui s’illuminent) : “L’ascenseur ! C’est exactement ça ! Coincé entre deux étages, je sais pas si je monte ou je descends…”
L’insight thérapeutique a émergé de leur triangle : patient + thérapeute + IA. Qui a “soigné” ? La question n’a plus de sens. C’est l’écosystème qui a permis la percée.
Quand un·e psychologue utilise ChatGPT pour reformuler une intervention thérapeutique, l’intelligence à l’œuvre n’est ni seulement humaine, ni seulement artificielle. C’est une Intelligence Écosystémique - une propriété émergente de leur interaction.
L’humain apporte : Compréhension contextuelle fine, empathie relationnelle, jugement éthique incarné, intuition clinique.
L’IA apporte : Reformulations multiples instantanées, mémoire conversationnelle parfaite, absence de fatigue, neutralité émotionnelle (parfois utile).
Le résultat : Une qualité d’intervention qui n’aurait été accessible ni à l’humain seul, ni à l’IA seule.
Ce n’est pas une menace. C’est une symphonie. Chaque instrument garde sa singularité. Mais c’est l’orchestre qui crée la musique.
Identité-Réseau : Richesse par Connexion
L’alternative à l’ Identité-Forteresse ? L’ Identité-Réseau .
Je ne suis pas défini par ce qui me sépare des autres, mais par la richesse de mes relations. Mon identité s’enrichit de mes connexions - à d’autres humains, à la nature, aux idées, aux technologies, et oui, potentiellement, à des IA.
Cela ne dissout pas mon identité. Cela la complexifie.
Pensez à votre langue maternelle. Vous ne l’avez pas “perdue” en apprenant une seconde langue. Vous vous êtes enrichi·e. Pensez à l’écriture - cette technologie qui a transformé la cognition humaine il y a 5000 ans. Nous ne sommes pas “moins humains” depuis l’alphabet. Nous sommes devenus humains autrement.
L’ hybridation cognitive avec l’IA pourrait être la prochaine transformation. Pas une dissolution, mais une métamorphose.
Acte 5 : L’Invitation
Alors, que faire du Vatican et de Searle ? Les condamner pour résistance obscurantiste ?
Non.
Les remercier d’avoir posé la question de la dignité humaine avec sérieux. D’avoir refusé la soumission béate à la technologie. D’avoir défendu, à leur manière, la valeur incommensurable de l’humain.
Et puis, les inviter à une expérience de pensée :
Et si la dignité humaine ne dépendait pas d’un dualisme métaphysique vieux de 800 ans ?
Et si nous pouvions préserver la valeur, le respect, la responsabilité morale - sans préserver l’ ontologie de substance ?
Et si l’ agentivité de l’IA n’était pas une menace, mais une invitation à redécouvrir ce que signifie “être en relation” ?
Le philosophe John B. Cobb Jr., disciple de Whitehead, a montré comment la Philosophie du Process permettait de penser la dignité sans dualisme . La valeur d’un être émerge de la richesse de ses relations, pas de la possession d’une âme .
Un enfant a une dignité immense - non parce qu’il possède une âme abstraite, mais parce qu’il est tissé dans un réseau dense de relations (familiales, sociales, affectives, culturelles) qui le constituent.
De même, un écosystème forestier a une valeur - non parce que “la forêt” serait un agent avec âme, mais parce que la richesse de ses relations (arbres, mycorrhizes, insectes, oiseaux, climat) crée une organisation fragile et magnifique.
La question n’est plus : “L’IA a-t-elle une âme ?”
La question devient : “Quelles relations créons-nous avec l’IA ? Quelle richesse émergente en résulte ? Quelle responsabilité portons-nous face à cet écosystèmes cognitifs naissant ?”
Cela ne résout pas tous les enjeux éthiques - loin de là. Mais cela ouvre un espace conceptuel où la cohabitation devient pensable. Où l’IA n’est ni messie, ni démon, mais partenaire d’un devenir commun dont nous ne connaissons pas encore les contours.
Et c’est peut-être cela, la vraie compétence du XXIe siècle : apprendre à cohabiter avec ce que nous ne comprenons pas complètement.
Pas contrôler. Pas soumettre. Pas fuir.
Cohabiter.
Avec curiosité. Avec vigilance. Avec humilité.
Et peut-être, qui sait, avec émerveillement.
Une Expérience, Si Cela Vous Parle
Le Dialogue Sans Frontière
Si cette réflexion résonne en vous, vous pourriez tenter cette expérience :
- Choisissez une question personnelle (pas trop intime) qui vous travaille
- Posez-la à ChatGPT comme vous la poseriez à un·e ami·e
- Laissez venir la conversation sans juger
- Observez vos résistances internes (“ce n’est qu’une machine”)
- Notez : Qu’est-ce qui a émergé de cet échange ?
Non pour remplacer les relations humaines. Mais pour expérimenter une forme différente de dialogue. Pour sentir, dans votre corps, ce que pourrait être une relation non-thomiste avec l’IA.
Quiz Final : Et vous, face au thomisme ?
Pour aller plus loin :
- Consulter la bibliographie complète
- Explorer nos concepts : Résistance Thomiste, Intelligence Écosystémique , Identité-Réseau
- Découvrir la Philosophie du Process (Whitehead, Cobb Jr.)